Quatre jours auparavant

Le quatrième jour avant le départ d'Exodus, Morgan soumit au comité extraordinaire de l'ASI le travail qui lui avait été commandé. Quelques heures après, elle reçut un appel encrypté dans son bureau à Almogar, sur son implant. L'appel était anonyme, ce qui était en théorie impossible et en disait donc long sur les moyens de l'organisation à laquelle appartenait son correspondant. Elle reconnut la voix, bien que son interlocuteur ait omis de se présenter. Cela laissa à Morgan la liberté de ne pas le saluer par son grade d'Amiral.

— Morgan Kerr, nous avons un marché à vous proposer.

— Je sens que je ne vais pas aimer votre proposition, il vaut mieux abréger cette conversation.

— Attendez ! Je vous assure que ma proposition va vous intéresser.

— Allez-y.

— Vous allez commander la navette qui va vous emmener vers Exodus.

— Pardon ?

— Ce n'est ni une question, ni une hypothèse. Ils vont vous l'annoncer dans les heures qui viennent.

— Qui m'annoncera quoi ?

— Cessons ce petit jeu. Pour des raisons de sécurité, l'ASI est en train de faire en sorte que les derniers vols à destination d'Exodus soient organisés de façon spéciale. Nous savons que l'ASI vous a confié la tâche de mettre au point la procédure pour ces vols. Nous avons étudié votre proposition. Nous l'avons appuyée. De toute façon, ces vols seront tous commandés par un officier du NC, un pilote. Vous allez être l'une de ces personnes.

— Et alors ?

— Écoutez-moi bien, nous allons tout mettre en œuvre afin que votre procédure soit choisie par le comité exécutif extraordinaire. Parce que nous avons identifié que celle-ci nous permettrait de remplacer certains passagers par d'autres passagers que nous allons choisir.

— Sauf votre respect, vous délirez.

— Morgan Kerr, soyez très attentive : j'ai un marché à vous proposer. C'est une offre que vous ne pourrez pas refuser. Vous m'écoutez ?

— Je vous écoute.

— Pour des raisons de sécurité, la liste des passagers de chaque navette ne sera connue que de très peu de personnes. Or, selon votre proposition, encore pour des raisons de sécurité, les pilotes des navettes seront responsables en personne de la collecte et de l'embarquement de leurs passagers. Chaque commandant de bord pilotera l'hélicoptère avec lequel il ira chercher ses passagers. Officiellement, l'ASI expliquera qu'elle ne pouvait pas accepter un plan de vol selon lequel un pilote qui ne serait pas un officier du NC aurait une occasion de s'approcher, soit des passagers nommés au NC et révélés comme tels, soit d'un StarWanderer à destination d'Exodus, au cas où cet officier serait un traître kamikaze. Cependant, cette procédure ouvre la possibilité que le pilote aille chercher des passagers différents de ceux qui étaient prévus, à des endroits différents. Vous me suivez ?

— C'est de la haute trahison, et irréaliste de A à Z. On ne laissera pas approcher d'Exodus une navette dont le plan de vol a été modifié d'une façon aussi grossière. Conformément à leurs ordres et à la logique la plus élémentaire, les officiers aux commandes d'Exodus tireront sur la navette plutôt que de la laisser approcher à moins de mille kilomètres quand ils sauront que des passagers clandestins ont été embarqués, car, à trahir l'ASI de cette façon, la navette aurait tout aussi bien pu embarquer un engin thermonucléaire afin de détruire Exodus.

— Félicitations, vous avez mis le doigt sur le point critique que nous avions nous aussi identifié ! Cependant, nous avons trouvé une solution très élégante à cette difficulté.

— Ah oui ?

L'amiral eut un petit rire prétentieux qui donna à Morgan un frisson de dégoût.

— C'est très simple, mais génial : votre procédure prévoit que le comité exécutif communiquera à Exodus la liste finale des passagers au plus tard, toujours pour des raisons de sécurité, afin d'éviter toute fuite, et cætera, mais aussi parce qu'il restera des incertitudes élevées jusqu'au dernier instant.

— Et alors ?

— Alors, il suffit de ne communiquer la liste à Exodus que lorsque l'embarquement des passagers sera terminé. En d'autres termes, cette liste sera la liste des passagers effectivement embarqués. L'ASI ne fera que l'entériner. Quand l'équipage d'Exodus vérifiera qui est à bord de la navette, ils découvriront que la liste est exacte. Pas de passagers clandestins, pas de soupçons. C'est aussi simple que cela.

— Qu'est-ce qui vous fait croire que le comité extraordinaire acceptera d'être mis devant le fait accompli et entérinera votre modification de la liste des passagers ?

— C'est notre problème, pas le votre. Mais faites-moi confiance, le comité extraordinaire acceptera la liste.

— Vous ne parviendrez pas à me faire croire que vous contrôlez une majorité des membres du comité.

— Non, c'est exact. Mais nous contrôlons une minorité de blocage, et c'est ce qui comptera, croyez-moi.

— Si vous vous trompez, c'est toute la navette qui sera condamnée.

— Morgan Kerr, nous avons prévu toutes les éventualités, et, dans le cas de la navette que vous allez commander, la clé du montage, la cerise sur le gâteau, l'assurance qu'une fuite ou un incident ne risque pas de compromettre ce montage, c'est votre fille.

— Pardon ?

— Vous ne vous êtes pas demandé comment vous vous étiez retrouvée dans le NC contre un tel niveau de concurrence et malgré votre absence totale d'appui politique ?

— Non.

Il rit une nouvelle fois.

— Vous auriez dû. Croyez-moi, avant mon intervention, vous n'aviez aucune chance. Je vous ai fait mettre au NC parce que j'avais besoin que votre fille soit sur cette navette.

— Ma fille ?

— Esmeralda Nicole Kerr, dont le père n'est autre que le premier officier d'Exodus. Il sera sur la passerelle pendant votre approche. Si quelqu'un doit donner l'ordre de vous tirer dessus, ce sera lui. Or, croyez-moi, il n'y a pas de meilleure méthode pour faire réfléchir un homme dans un moment pareil, que de lui donner la certitude que la vie de sa fille de quatre ans est entre ses mains.

Comme Morgan restait silencieuse, il ajouta :

« Qu'est-ce que vous en dites ?

Morgan gardait toujours le silence. Le cœur battant, elle se demandait si la totalité de son plan allait fonctionner. Il ajouta :

« Je ne vous ai pas donné la prime spéciale de notre proposition.

Il rit à nouveau, comme une toux brève, il devait être très content de lui, car il recommença plus fort. Ce rire donna à nouveau un frisson de dégoût à Morgan.

« Croyez-moi, vous ne pourrez pas refuser, fit-il mielleusement.

— Allez-y.

— En échange, nous avons ajouté une personne particulière sur la nouvelle liste de vos passagers. Vous devinez qui ?

— Non, mentit Morgan, qui avait conçu sa procédure en ne pensant qu'à cela.

— Lise Wang, cela vous dit quelque chose ?

Morgan cligna.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Oh, c'est très simple. Vous allez suivre votre propre procédure à la lettre. Les passagers attendront par petits groupes dans des véhicules prêts à rouler quelques minutes avant que vous fassiez décoller votre hélicoptère d'Almogar. Personne ne les accompagnera, pas de chauffeur, pas de garde du corps, pas de force de l'ordre. Ces véhicules anonymes s'arrêteront au milieu d'un endroit dégagé, que vous aurez choisi et que vous aurez communiqué juste à temps aux conducteurs. Alors, vous viendrez avec votre hélicoptère ; les passagers embarqueront ; l'hélicoptère repartira sur-le-champ. Tout se déroulera à la lettre de votre procédure, à un détail près : l'un de ces groupes sera le nôtre et nous vous indiquerons quel groupe il remplace, celui que vous n'irez pas chercher.

— Et vous mettrez Lise Wang sur la liste ?

— Oui, c'est le marché. Et souvenez-vous bien : si vous n'embarquez pas notre groupe, nous ne ferons pas entériner la liste, et ni vous, ni votre fille, ni votre amie n'embarquerez sur Exodus. C'est clair ?

— Très clair.

Il coupa la communication. Trois heures plus tard, Morgan fut convoquée à Genève. Elle sauta dans un jet militaire qui avait été affrété pour elle. Il s'agissait d'un avion de supériorité aérienne récent. Le pilote, qui avait reçu un plan de vol au plus tôt et une allocation maximum de kérosène, mit un point d'honneur à utiliser sa postcombustion au maximum. Ainsi, Morgan, sanglée dans le siège du navigateur bombardier, rallia Genève à la frise de la stratosphère en à peine plus de temps qu'il n'en fallait pour atteindre Santa-Maria par la route. Elle y présenta son travail devant un aréopage de sommités de l'ASI. Elle fut surprise par la rapidité avec laquelle son scénario fut choisi, presque sans débat. Elle sortit de la réunion le cœur battant, elle arrivait à peine à réaliser ce qui venait de se produire. Alors qu'elle allait repartir pour Almogar, trois agents de la sécurité intérieure vinrent l'intercepter au détour d'un couloir. Ils étaient armés et nerveux. Elle les suivit sans dire un mot jusqu'à une salle d'interrogatoire, vide à l'exclusion d'une table et de trois chaises, et reconnaissable à la glace sans teint qui occupait un mur entier. Morgan respira un grand coup et s'assit face à la vitre, du côté de la table où il n'y avait qu'une seule chaise. Elle n'eut pas à attendre longtemps. Claire et son chef entrèrent dans la pièce et vinrent s'asseoir sans la saluer. Le chef de Claire avait pris un coup de vieux terrible. Sa maigreur dans la pâleur de l'éclairage artificiel sembla presque cadavérique. Il sortit de sa poche une tablette qu'il posa devant Morgan. Il y fit apparaître une courte vidéo en boucle où on voyait un amiral de l'US Navy qui saluait la tête droite, le regard à l'horizon, dans son uniforme impeccable. Le chef de Claire coupa la vidéo et rangea la tablette dans sa poche.

— Qu'avez-vous à nous dire ?

— Je suppose que vous avez écouté la conversation que j'ai eue avec lui il y a quelques heures ?

Le vieux chinois hocha la tête. Claire expliqua :

— Ils avaient pris des précautions extraordinaires pour assurer la confidentialité de cet appel, mais, comble de l'ironie, la NSA elle-même nous a offert la capacité de décryptage ad hoc.

— Est-il exact qu'ils ont le pouvoir au sein du comité de faire entériner une liste différente ?

Claire regarda son chef, qui soupira et répondit :

— En théorie, non. Mais nous pouvons deviner qu'ils vont proposer une liste très séduisante. Il s'agira d'un groupe de personnes de très haut niveau, des gens qui sont sur la liste officielle de l'ASI, sans doute juste en dessous de la limite. Dans ce cas, il est facile de comprendre que le comité préférera approuver la liste plutôt que perdre la navette toute entière, plus la mauvaise publicité.

— Et si le comité ne le fait pas ?

— La décision finale revient au commandement d'Exodus. C'est un point qui a été établi il y a longtemps. Dans ce sens, l'argument qu'il vous a donné sur votre présence et celle de votre fille à bord est tout à fait pertinent. Comme vous le savez bien, Exodus dispose très largement de la capacité de détruire une navette en approche. C'est un argument qui compte aussi pour nous : si nous perdons une partie du contrôle, nous préférerions que la mission réussisse, même si la liste des passagers n'est pas conforme.

— Qui ça : nous ?

Il soupira.

— Vous savez Morgan, il reste à l'ASI des gens comme moi et Claire qui sommes loyaux envers notre mandat fondamental, qui est de faire triompher l'Homme, avec une majuscule. Sans considération de politique, de nationalité, de religion, de sexe, ou de couleur de peau. Nous ne sommes pas en train de parler de faire embarquer sur Exodus tel fils à papa, tel trafiquant ou tel personnage ambitieux.

Il resta silencieux quelques instants avant de dire doucement en chinois :

« Cette procédure de votre invention est machiavélique.

— Pardon ? demanda innocemment Morgan, le cœur battant à l'idée que le vieil homme ait tout compris.

Il affirma en anglais :

— Cette procédure est parfaite, sa logique est ultimement simple et efficace, c'est la raison pour laquelle elle a été entérinée par le comité.

— Avec la recommandation du service de sécurité intérieure, ajouta Claire.

À nouveau, Morgan regarda alternativement Claire et son chef, qui poursuivit :

— Cette procédure est parfaite, mais elle donne une responsabilité écrasante au commandant de bord. En fait, je pourrais vous demander ce que vous avez l'intention de faire, mais cela ne servirait pas à grand-chose, n'est-ce pas ?

Morgan ne répondit pas. Il garda le silence quelques secondes et, regardant Morgan dans les yeux, il dit lentement :

« Considérez comme acquis que Lise Wang sera du voyage.

Les yeux de Morgan s'ouvrirent involontairement de surprise. Claire expliqua :

— C'est ce qu'ils t'ont offert, nous ne pouvons pas faire moins. De plus, le dossier de Lise a été étudié par le comité extraordinaire, et le niveau de sa contribution à Exodus en tant que médecin expérimenté et renommé, ainsi que son expérience personnelle, est jugé très acceptable.

Morgan la regarda, éberluée au point que ses yeux clignèrent nerveusement.

— Maintenant que cela est acquis, qu'avez-vous l'intention de faire ? demanda le vieux chinois. Il semblait fatigué à la limite de l'épuisement, et pourtant, on sentait que son intellect tournait à pleine vitesse.

Morgan haussa les épaules.

— Je n'ai pas l'intention de trahir l'ASI.

— Et donc, vous ne prendrez pas les passagers de notre cher Amiral ?

— Non, fit Morgan, mais ce n'était ni un non très assuré, ni un non définitif, et Morgan, en en prenant conscience, se mordit la lèvre inférieure. Claire lui fit un sourire en coin comme pour lui dire gentiment : tu ne sais pas mentir.

— À moins que ? l'aida Claire.

— Il n'y a pas de à moins que, plus maintenant. La seule chose que je veux, c'est partir avec Esmeralda et Lise.

— C'est acquis, dit avec force le vieux chinois. Voulez-vous que je vous fasse faire une attestation écrite signée par le comité extraordinaire ?

Morgan regarda Claire qui haussa les sourcils en faisant une brève moue dubitative. Morgan répondit au chinois :

— Non, je vous fais confiance. Mais je voudrais que Julien soit au courant de cet accord.

— Il le sera. J'y veillerai moi-même dès la fin de cet entretien.

Il y eut une pause dans la conversation.

« Est-ce que vous rendez compte du problème que vous posez à l'ASI ?

— Non, bluffa Morgan, expliquez-moi.

— Si cet Amiral vous appelle demain, ou même la veille, ou même une heure avant, combien de passagers choisis par l'ASI va-t-il parvenir à remplacer par les siens ?

Morgan prit une profonde respiration.

— Aucun, dit-elle fermement. Je lui dirai oui, pas de problème, mais je ne le ferai pas. J'irai chercher le groupe de l'ASI. Je laisserai le sien.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis loyale à l'ASI, et parce qu'il n'aura aucun moyen de pression sur moi. Si Lise était restée, il aurait pu me menacer de lui envoyer un tueur ou une horreur de ce genre... Et ne me dites pas que j'affabule, je sais de quoi ils sont capables !

Le chef de Claire hocha la tête.

— Nous avons déjà fait mettre Lise Wang sous haute protection afin d'éviter qu'en la kidnappant on puisse faire pression sur vous.

— En fait, cela fait des mois qu'elle est protégée jour et nuit, ajouta Claire, et Morgan comprit qu'elle voulait lui dire : au-delà de ce que tu croyais, Morgan.

— Bien. Très bien. Est-ce que cet entretien est terminé ?

— Non, il reste un point important.

— Lequel ?

Le chef de Claire se recula. Claire prit une respiration et se pencha vers Morgan en prenant appui sur ses coudes :

— Nous sommes ici pour faire en sorte que la procédure soit exécutée selon le scénario de l'ASI, et que personne ne la détourne.

Morgan haussa les épaules, elle se tourna vers le chinois et lui dit droit dans les yeux :

— Vous l'avez dit vous-même : c'est ma parole. Il n'y a rien d'autre, parce que je serai aux commandes de cet hélicoptère et que vous ne pouvez faire confiance à personne d'autre.

Le chinois sourit.

— Ah ! Vous avez presque raison.

Morgan vit que les mains de Claire tremblaient. Morgan chercha le regard de Claire. Elle y trouva un trouble intense. Le vieux chinois les regardait l'une après l'autre. Il reprit :

« Il me semble que vous avez lié une relation de confiance réciproque au cours de cette mission sur la Lune où vous avez mis ensemble vos vies en péril pour l'ASI. J'ai confiance en Claire. Je suis en mesure de convaincre le comité extraordinaire que l'on peut avoir confiance en elle. Mais j'ai besoin de votre accord, Morgan Kerr.

Morgan cligna des yeux sous la surprise.

— Mon accord ?

— Morgan Kerr, acceptez-vous que Claire Gustafson assure la sécurité de ce vol sous votre commandement ?

Morgan fronça les sourcils.

— La condition sine qua non pour que l'on puisse avoir confiance en une personne sur ce vol est qu'elle soit au NC !

— Exact, admit le chinois.

Morgan regarda Claire qui avait rougi.

— Et ta fille ? fit Morgan, intensément troublée. Claire hocha la tête. Elle avait des larmes dans les yeux, qu'elle chassa en clignant et en venant se masser nerveusement les paupières.

— Acceptez-vous ? redemanda le Chinois.

— Bien sûr, fit doucement Morgan. Bien entendu, j'accepte.